Mon voyage vers le Kilimandjaro commence rarement au pied de la montagne. Il commence toujours dans le vacarme d’un aéroport, quelque part entre une file d’embarquement et le poids du sac à dos que je sens déjà sur mes épaules. Pourtant, dès l’instant où l’avion descend vers la Tanzanie, l’altitude devient un fil conducteur invisible : du tarmac brûlant aux neiges sommitale, chaque étape est une marche de plus vers un autre monde.
De l’avion au tarmac : premiers mètres d’altitude en Tanzanie
L’atterrissage à l’aéroport du Kilimandjaro
Si vous partez pour l’ascension du Kilimandjaro, il y a de fortes chances que vous arriviez au Kilimanjaro International Airport (code JRO). Ce n’est pas un aéroport gigantesque, mais il a quelque chose de très particulier : dès la sortie de l’avion, vous sentez que vous êtes déjà en montagne, même si vous êtes encore loin du sommet.
L’aéroport du Kilimandjaro se situe à environ 890 mètres d’altitude. Ce n’est pas spectaculaire en soi, mais pour un corps habitué au niveau de la mer, c’est la première marche de votre progression. Vous ne la sentez pas forcément, pris dans les formalités de visa et la récupération des bagages, mais c’est là que l’acclimatation commence, en douceur.
En sortant du terminal, l’air est plus sec, le ciel souvent incroyablement dégagé, et si vous avez de la chance, vous verrez déjà la silhouette massive du Kilimandjaro à l’horizon. C’est une vision trompeuse : depuis l’aéroport, on a presque l’impression de pouvoir y être en une journée, alors qu’il faudra encore plusieurs jours de marche et plus de 4 000 mètres de dénivelé positif.
Transfert vers Arusha ou Moshi : jouer avec les premiers niveaux d’altitude
Depuis l’aéroport, deux villes servent généralement de base avant l’ascension : Moshi et Arusha.
- Moshi : environ 800 à 900 mètres d’altitude, en fonction des quartiers.
- Arusha : entre 1 300 et 1 400 mètres d’altitude.
Ce choix n’est pas anodin. Arusha est légèrement plus haute que Moshi, ce qui peut vous donner un tout petit avantage pour l’acclimatation, surtout si vous y passez deux nuits ou plus avant l’ascension. Dans les faits, ce n’est pas cette différence qui fera basculer une expédition, mais c’est le premier contact réel avec la notion de progression en altitude.
C’est à ce moment-là que j’aime prendre le temps d’observer mon corps : comment je dors, si je me réveille avec un léger mal de tête, si je me sens plus essoufflé dans les escaliers de la guesthouse. Rien de dramatique, mais ces petits signaux donnent déjà le ton du trek à venir.
Des plaines tanzaniennes à la forêt de montagne : les premiers 2 000 mètres
Les portes d’entrée du Kilimandjaro : Marangu, Machame, Lemosho, Rongai…
Le lendemain ou le surlendemain de votre arrivée, le 4×4 vous emmène vers la porte du parc national. C’est souvent là que l’altitude commence à se faire concrète.
Quelques altitudes approximatives des principales portes d’entrée :
- Marangu Gate : environ 1 860 m
- Machame Gate : environ 1 800 m
- Lemosho Gate : entre 2 100 et 2 300 m selon le point exact de départ
- Rongai Gate : autour de 1 950 m
En quittant la ville, vous traversez des zones de cultures, des villages, puis une végétation plus dense. Par la fenêtre du véhicule, l’altitude se lit dans le paysage : les bananiers cèdent la place à des arbres plus hauts, la brume accroche les collines, l’air se rafraîchit. Vous gagnez progressivement 1 000 à 1 500 mètres par rapport à l’aéroport, et sans encore marcher, vous sentez déjà la différence.
Le premier camp : une montée en douceur, mais un vrai palier physiologique
Le premier jour de trek est généralement relativement court, mais il marque une transition importante.
- Marangu Route – Mandara Hut : environ 2 700 m
- Machame Route – Machame Camp : environ 2 850 m
- Lemosho Route – Mti Mkubwa ou Big Tree Camp : environ 2 650 m
- Rongai Route – Simba Camp : environ 2 600 m
À ce stade, vous avez déjà pris près de 2 000 mètres par rapport à l’aéroport, mais de manière progressive. C’est ce que j’apprécie sur cette montagne : elle vous laisse le temps de vous adapter, si vous respectez le rythme. Vous commencez dans la forêt de montagne, parfois sous une pluie fine, parfois dans une chaleur humide. L’oxygène est encore abondant, mais les jambes sentent le sac à dos, le souffle se fait un peu plus court dans les passages raides.
La nuit au premier camp est souvent révélatrice. Certains dorment profondément, portés par la fatigue de la marche. D’autres ont un sommeil léger, se réveillent souvent. Rien d’inhabituel à ce stade. Le corps découvre un nouveau palier, autour de 2 600 à 2 900 mètres.
Zone de bruyères, landes et désert alpin : l’altitude se resserre autour de vous
Passer au-dessus de 3 000 mètres : un cap symbolique
À partir du deuxième jour, vous entrez dans la zone des bruyères et des landes. La forêt se fait plus basse, les arbres se raréfient, et le regard porte plus loin. Vous commencez à voir le sommet de manière plus nette, souvent enneigé, imposant, presque intimidant.
Sur la plupart des itinéraires, vous dépassez 3 000 mètres d’altitude dans cette partie :
- Marangu – Horombo Hut : environ 3 720 m
- Machame – Shira Cave Camp : environ 3 850 m
- Lemosho – Shira 1 et Shira 2 Camps : entre 3 500 et 3 850 m
- Rongai – Kikelewa ou Mawenzi Tarn : entre 3 600 et 4 300 m selon les camps
C’est ici que, personnellement, je commence à sentir que le corps travaille différemment. Le souffle devient plus court dans les montées, les pauses sont plus fréquentes, l’appétit peut diminuer légèrement. L’altitude n’est plus un chiffre sur une carte : elle entre dans chaque geste, chaque inspiration.
Le principe “climb high, sleep low” : jouer avec les mètres gagnés et perdus
Sur des itinéraires comme Machame ou Lemosho, les guides appliquent souvent le principe “climb high, sleep low” : monter plus haut pendant la journée, puis redescendre un peu pour dormir à une altitude légèrement inférieure. Cet aller-retour entre les niveaux d’altitude est un des secrets de la réussite sur le Kilimandjaro.
Par exemple, sur la Machame Route :
- Vous pouvez monter jusqu’à Lava Tower, autour de 4 600 m.
- Puis redescendre dormir à Barranco Camp, autour de 3 950 m.
Sur le papier, c’est frustrant : vous avez “perdu” 600 à 700 mètres d’altitude gagnés avec effort. Dans les faits, votre corps en profite énormément. Il découvre un niveau supérieur (4 600 m), s’y adapte de manière temporaire, puis se repose à une altitude plus confortable pour la nuit. D’un point de vue physiologique, cette stratégie permet une meilleure acclimatation et réduit le risque de mal aigu des montagnes.
Barranco, Karanga, Kibo, Barafu : les camps charnières autour de 4 000 mètres
Au fil des jours, vous entrez dans le désert alpin. Les végétaux disparaissent presque, les rochers prennent le relais. Le paysage devient minéral, brut, sans artifice. Le silence est plus dense, le froid plus vif dès que le soleil disparaît.
Quelques altitudes clés :
- Barranco Camp : environ 3 950 m
- Karanga Camp : environ 4 035 m
- Barafu Camp (camp de base pour le sommet sur Machame/Lemosho) : environ 4 640 m
- Kibo Hut (camp de base pour le sommet sur Marangu) : environ 4 700 à 4 720 m
À ce stade, chaque centaine de mètres se ressent. Monter de 3 900 m à 4 600 m, ce n’est pas seulement un chiffre : c’est un changement de sensation, de rythme, de lucidité parfois. Les mouvements deviennent plus lents, le moindre effort demande plus d’oxygène, les nuits peuvent devenir plus hachées.
C’est ici que la discipline devient essentielle : boire beaucoup, marcher lentement, écouter son guide, ne pas surévaluer ses forces. L’altitude devient le maître du jeu, et ignorer ses règles est rarement une bonne idée.
Dernière ligne droite : du camp de base aux neiges sommitales
Départ de nuit : franchir le mur des 5 000 mètres
La journée qui précède l’attaque du sommet est souvent courte en marche, mais longue en tension. À Barafu ou Kibo, on dîne en fin d’après-midi, on essaie de dormir tôt, souvent avec difficulté. Le départ se fait en général entre 23h et 1h du matin, lampe frontale allumée, plusieurs couches de vêtements sur le dos, et cette impression étrange de marcher dans un autre monde.
Depuis ces camps autour de 4 600 à 4 700 mètres, vous visez les 5 895 mètres du sommet (Uhuru Peak). Cela signifie un gain de plus de 1 100 mètres en une nuit, sur un terrain souvent raide, parfois glacé, parfois instable selon les conditions.
Le passage symbolique des 5 000 mètres d’altitude se fait dans le noir. Vous ne voyez pas grand-chose, hormis le faisceau de votre frontale et parfois celui de la personne devant vous. C’est souvent le moment où le corps réagit le plus violemment : maux de tête, nausées, souffle court, envie de s’arrêter. Chaque pas devient un choix. À ces altitudes, j’ai appris à me concentrer uniquement sur le suivant, puis sur le suivant, sans penser au sommet.
Stella Point, Gillman’s Point, Uhuru Peak : les derniers paliers
Sur le chemin du sommet, vous croisez plusieurs points de passage importants :
- Gillman’s Point (en général sur la Marangu Route) : environ 5 685 m
- Stella Point (souvent sur Machame et Lemosho) : environ 5 756 m
- Uhuru Peak : 5 895 m, point culminant de l’Afrique
À Gillman’s ou Stella Point, vous touchez déjà la bordure du cratère. Il fait souvent très froid, le vent peut être violent, mais le ciel commence à pâlir, annonçant l’aube. Pour beaucoup, arriver là est déjà une victoire immense. Continuer jusqu’à Uhuru ajoute un effort supplémentaire, mais le terrain est un peu moins raide, plus régulier, en longeant le bord du cratère.
Les derniers 150 mètres de dénivelé entre Stella Point et Uhuru Peak peuvent paraître interminables. Vous êtes à près de 6 000 mètres, dans une zone où le corps fonctionne au ralenti. Chaque inspiration est courte, le cœur tape vite, les pensées deviennent parfois floues. Et pourtant, c’est là que tout se cristallise : les jours de marche, les nuits froides, les douleurs, les doutes, tout converge vers ce panneau en bois planté dans la neige et la poussière volcanique.
5 895 mètres : plus qu’un chiffre, une sensation
Quand vous posez enfin le pied au sommet, l’altitude n’est plus une donnée théorique. C’est une sensation totale : le vide sous vos pieds, l’horizon sans fin, la courbe de la Terre parfois perceptible quand le ciel est parfaitement dégagé. Le Kilimandjaro ne ressemble à aucune autre montagne africaine à ce niveau-là. Isolé au-dessus des plaines tanzaniennes, il offre une vue qui dépasse de loin la simple récompense du randonneur.
Physiquement, l’organisme n’aime pas rester longtemps à presque 6 000 mètres, surtout sans acclimatation préalable sur d’autres sommets. Les guides limitent en général le temps passé au sommet à 10-20 minutes. Juste assez pour quelques photos, quelques regards silencieux, parfois des larmes, souvent une fatigue intense qu’on masque mal.
Redescendre vers l’oxygène : l’altitude en sens inverse
Du sommet aux camps inférieurs : retour brutal vers des altitudes plus clémentes
La descente est souvent sous-estimée. Après le sommet, il faut redescendre rapidement :
- Retour à Barafu ou Kibo (4 600–4 700 m).
- Puis poursuite vers un camp plus bas, autour de 3 100 à 3 800 m (Mweka Camp, Horombo Hut, etc.).
En une seule journée, il n’est pas rare de perdre plus de 2 000 mètres de dénivelé. Les jambes encaissent les chocs, les genoux grincent, les cuisses brûlent. Mais au fur et à mesure que vous descendez, une chose devient évidente : vous respirez mieux. À 3 000 mètres, après une nuit autour de 5 900 m, l’air vous semble presque épais et généreux.
Psychologiquement aussi, la relation à l’altitude se renverse. Là où chaque mètre gagné à la montée était une lutte, chaque mètre perdu à la descente devient un soulagement. Le corps récupère, le cerveau se clarifie, l’appétit revient. En quelques heures, vous passez d’un univers lunaire à une montagne vivante, puis à la forêt, aux bruits d’oiseaux, aux odeurs de terre humide.
Sortie du parc, retour en ville, puis à l’aéroport : la boucle est bouclée
En quittant le parc par Mweka Gate, Marangu Gate ou une autre sortie, vous redescendez sous les 2 000 mètres. Le contraste est saisissant : chaleur plus dense, bruits de la vie quotidienne, enfants qui jouent, motos qui filent, vendeurs de fruits au bord de la route. En une journée, vous avez quitté l’univers du souffle court pour retrouver celui du quotidien tanzanien.
De retour à Moshi ou Arusha, l’altitude redevient presque anecdotique. 900, 1 300 ou 1 400 mètres ne sont plus qu’un détail, après avoir flirté avec les 6 000. Et pourtant, c’est là que je mesure souvent le chemin parcouru : en montant un simple escalier de lodge sans être essoufflé, en avalant un repas énorme sans nausée, en dormant d’une traite la nuit suivante.
Quand vient le moment de repartir vers le Kilimanjaro International Airport, la boucle est bouclée. Vous revoyez la montagne depuis le tarmac ou à travers le hublot, avec un autre regard. Elle n’est plus seulement ce cône lointain et enneigé que vous aperceviez à l’arrivée. Vous connaissez désormais ses paliers, ses camps, ses zones de végétation, ses nuits glaciales. Vous savez ce que représentent, pour votre corps, les 5 895 mètres affichés sur les cartes.
Comprendre l’altitude pour mieux vivre l’ascension
Ce qui fait la singularité du Kilimandjaro, c’est cette progression continue depuis les plaines jusqu’aux neiges éternelles, sans besoin de cordes ni de techniques d’alpinisme. Mais cette apparente facilité est trompeuse : c’est l’altitude, plus que le terrain, qui fait la sélection.
Bien préparer son voyage, c’est comprendre cette courbe d’altitude du début à la fin : du vol international à l’aéroport, des nuits en ville aux premiers camps, des paliers à 3 000–4 000 m jusqu’à l’attaque finale vers 5 895 m. Pour aller plus loin dans cette préparation, notamment en termes de symptômes possibles, de rythme de montée et de choix d’itinéraire, je détaille ces aspects dans notre article spécialisé consacré à l’altitude du Kilimandjaro et aux meilleures façons de s’y préparer.
Sur le terrain, ce qui compte, ce n’est pas seulement d’atteindre le sommet, mais d’accepter que chaque palier d’altitude fait partie du voyage. De l’aéroport au sommet, chaque mètre gagné ou perdu raconte quelque chose de votre rapport à la montagne, à votre corps, et à cette Afrique de l’Est qui offre, à ciel ouvert, l’une des plus belles leçons d’humilité que l’on puisse recevoir en voyage.
